Fil d'Ariane
Nouveau revers pour les plateformes - Après Deliveroo, la Cour du travail de Bruxelles décide qu’un chauffeur Uber doit (aussi) être considéré comme un travailleur salarié
Par un arrêt du 13 juin 2025, la Cour du travail de Bruxelles décide qu’un chauffeur Uber doit être considéré comme un travailleur salarié. Après un examen minutieux des modalités concrètes des prestations de travail, la Cour considère que ces modalités ne sont pas compatibles avec le statut d’indépendant imposé par Uber. Il y a un peu plus d’un an, la Cour du travail de Bruxelles avait rendu un arrêt aux conclusions similaires s’agissant des livreurs DELIVEROO.
L’économie collaborative chamboule profondément la question de la nature des relations de travail.
Si la question se posait, initialement, de savoir si une plateforme pouvait être une partie à une relation de travail (ou si elle n’est qu’un intermédiaire « neutre »), l’on ne compte plus, aujourd’hui, les décisions qui à travers le monde, statuent sur la nature de la relation de travail que nouent les plateformes numériques avec les travailleurs de plateformes : s’agit-il de relations indépendantes, basées sur un principe d’autonomie (et faisant l’économie de la sécurité sociale des travailleurs salariés), ou bien s’agit-il, au contraire, de relations salariées basées sur un principe de subordination (et emportant l’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs salariés).
En Belgique, ces décisions sont tantôt issues de la Commission administrative de la relation de travail (CRT), une instance qu’une partie (généralement le travailleur/indépendant) peut saisir pour examiner si le contrat noué avec la plateforme est correctement qualifié, tantôt rendues par les juridictions du travail, qui interviennent à un stade contentieux.
Le principe est le même que dans le cadre d’une relation de travail « classique » : les parties sont libres de déterminer la nature de celle-ci, salariée ou indépendante. Encore faut-il que les modalités concrètes d’exécution des prestations correspondent avec la qualification choisie. Si l’exécution de la relation laisse apparaître suffisamment d’éléments qui sont incompatibles avec la qualification donnée par les parties, il peut y avoir requalification de la relation.
En Belgique, la CRT avait déjà été interrogée concernant la qualification d’une relation de travail dans le cadre de l’économie de plateformes. La CRT (dans des dossiers Deliveroo et Uber) a ainsi déjà estimé que la collaboration ne correspondait pas nécessairement à une relation indépendante, mais bien à une relation salariée.
Dernièrement, la Cour du travail de Bruxelles, dans un arrêt du 21 décembre 2023, avait décidé que la relation de travail liant Deliveroo à ses coursiers devait être requalifiée en relation de travail salariée et avait condamné Deliveroo à régulariser la situation de ceux-ci (en droit du travail et en matière de sécurité sociale).
Ce 13 juin 2025, la même Cour du travail a rendu un arrêt similaire s’agissant d’UBER.
Rétroactes
Un chauffeur Uber, actif en Région bruxelloise (titulaire de la licence « LVC » imposée par la réglementation) est actif sur la plateforme depuis en 2019. Selon le mode de fonctionnement d’Uber, il souscrit un « contrat de location de voiture avec Chauffeur » avec la société de droit néerlandais.
Pour fournir les prestations, l’intéressé doit avoir accès à l’application Uber et, pour avoir cet accès, il doit souscrire en ligne (en cliquant sur un onglet « oui, j’accepte ») le contrat de prestation de services indépendants. Chaque prestation de transport commandée via l’application est acceptée par l’intéressé, et s’inscrit dans ce cadre contractuel.
En juillet 2020, le chauffeur saisit la Commission administrative de règlement de la relation de travail d’une demande de qualification de la relation de travail. La CRT conclut que (tant au regard de la présomption propre au secteur – l’on y reviendra – qu’au regard des critères généraux) les modalités d’exécution de la relation de travail sont incompatibles avec la qualification de relation de travail indépendante. Fort de cette décision, l’intéressé sollicite d’Uber l’exécution du (désormais) contrat de travail, plus spécialement la fourniture du travail et à cette fin l’accès à l’application, outre l’application de la réglementation sociale.
Uber a saisi le tribunal du travail francophone de Bruxelles en vue de faire réformer la décision de la CRT et de dire pour droit que l’exécution de la relation contractuelle est bien compatible avec la qualification de relation de travail indépendante.
Par un jugement du 21 décembre 2022, le tribunal du travail a donné gain de cause à la plateforme : il considère qu’il n’y a pas lieu de requalifier la nature de la relation de travail, et que celle-ci est une relation de nature indépendante. La demande l’ONSS, qui était partie au procès, est jugée non fondée.
Le chauffeur et l’ONSS ont interjeté appel de ce jugement.
La décision de la Cour du travail de Bruxelles
La Cour du travail rappelle que les parties sont libres de déterminer la nature de leur relation de travail, pourvu que l’exécution concrète de celle-ci ne soit pas incompatible avec celle convenue. La loi prévoit quatre critères généraux qui permettent d’apprécier l’existence ou l’absence d’un lien d’autorité. Ces critères sont :
- La volonté des parties telles qu’exprimée dans leur convention (pour autant qu’elle soit exécutée conformément à celle-ci) ;
- La liberté d’organisation du temps de travail ;
- La liberté d’organisation du travail ;
- La possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique.
Toutefois, pour le secteur du transport de choses et/ou de personnes pour le compte de tiers, la loi établit une présomption binaire concernant la nature de la relation de travail selon que plus de la moitié d’une série de neuf critères spécifiques sont ou non rencontrés. Dans l’affirmative, la relation de travail est présumée salariée. Dans la négative, la relation de travail est présumée indépendante. La présomption est dite « réfragable » en ce sens qu’elle peut être renversée par les critères généraux exposés ci-dessus.
En l’occurrence, la Cour du travail considère qu’une majorité de critères spécifiques est rencontrée pour présumer une relation salariée :
- Le chauffeur ne prend aucun risque financier ou économique au sein d’Uber. Il ne réalise aucun investissement personnel et substantiel dans le capital, ne participe ni aux gains ni aux pertes de la plateforme ;
- Le chauffeur ne dispose pas de responsabilité ni de pouvoir de décision concernant les moyens financiers de la plateforme ;
- Le chauffeur n’a pas de pouvoir de décision concernant la politique d’achat d’Uber ;
- Le chauffeur n’a pas de pouvoir de décision concernant la politique des prix d’Uber. Il ne dispose, en effet, pas du moindre pouvoir de fixation ou de négociation concernant le prix de la course à payer par l’utilisateur (il est arrêté unilatéralement par Uber, selon une méthode e calcul déterminée par Uber et à tout moment modifiable par Uber). Si le chauffeur a, contractuellement, la faculté d’appliquer un tarif inférieur au tarif utilisateur fixé par Uber, cette faculté apparait théorique aux yeux de la Cour ;
- Le chauffeur n’a pas d’obligation de résultat concernant le travail convenu. Ce qui lui est imposé, c’est d’être disponible lorsqu’il est connecté pour effectuer des courses et d’effectuer les courses acceptées, soit – selon la Cour du travail – une obligation de moyen ;
- Le chauffeur n’a aucune garantie de paiement ni de volume de travail. En effet, il est payé en fonction du nombre de courses (ce critère est le seul en faveur d’une relation indépendante) ;
- Le chauffeur n’est pas lui-même l’employeur d’un personnel recruté personnellement et librement ;
- Le chauffeur travaille principalement pour un seul cocontractant, à savoir la plateforme ;
- Enfin, le chauffeur travaille avec du matériel mis à sa disposition par Uber. Certes, il travaille avec son propre véhicule, mais également et surtout avec l’infrastructure informatique d’Uber (l’application qui est indispensable à l’exécution du travail).
Pour la Cour du travail, l’analyse des critères généraux ne renverse pas la présomption d’une relation de travail salariée établie sur la base des critères spécifiques précités.
La question de la liberté d’organiser son travail et son temps de travail fait l’objet de longs développements : faut-il considérer que les chauffeurs sont libres de se (dé)connecter à la plateforme dès qu’ils le souhaitent, et ils n’ont pas d’obligation d’accepter une livraison tant qu’ils ne sont pas connectés ? Ou bien faut-il analyser l’ampleur ou la restriction de cette liberté uniquement une fois que le chauffeur a choisi de se connecter et a accepté une course (peu importe la liberté de connexion) ?
C’est la seconde approche que retient la Cour du travail, à la faveur d’une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation sur ce point : on analyse la relation de travail uniquement lorsque le travail commence (en l’espèce, dès que la connexion a eu lieu).
Concernant l’organisation du temps de travail, la Cour épingle les éléments suivants :
- Une fois connecté à l’application, c’est l’application qui assigne les propositions de courses au chauffeur ;
- Le chauffeur qui se voit proposer une course n’est pas informé de la destination de l’utilisateur (ce n’est qu’après qu’il le sait) ;
- Le chauffeur ne dispose pas d’une liberté réelle d’accepter ou de refuser la course proposée, car le taux d’acceptation des courses est mesuré et susceptible d’avoir des conséquences. En effet, la non-acceptation par le chauffeur (refus ou défaut d’acceptation endéans un créneau de 15 secondes) de trois propositions de courses consécutives entraîne sa déconnexion temporaire.
Au vu de ces éléments, la Cour du travail considère que les restrictions qui sont imposées sont incompatibles avec la liberté d’organisation du temps de travail qui caractérise une relation de travail indépendante.
S’agissant de la liberté d’organisation du travail en tant que tel, les conclusions de la Cour ne sont pas différentes. Le chauffeur ne détermine pas l’étendue de la prestation à accomplir. Il peut certes choisir l’itinéraire ou le système de navigation de son choix mais cette possibilité est indifférente dans la mesure où, c’est l’itinéraire « le plus court » indiqué par l’application qui est retenu pour déterminer le prix de la course…
Enfin, la Cour retient que puisque les conditions permettant au chauffeur d’obtenir et de conserver l’accès à la plateforme sont unilatéralement fixées et contrôlées par la plateforme, celle-ci dispose de la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique, caractéristique d’un lien de subordination. Le fait que l’application soit dotée d’un système de géolocalisation et d’une fonctionnalité d’évaluation du chauffeur par les utilisateurs plaide également en ce sens.
La Cour du travail réforme ainsi le jugement prononcé en première instance et conclut que le chauffeur est un salarié de la plateforme.
Cela emporte la conséquence que le chauffeur doit être assujetti à la sécurité sociale des travailleurs salariés, et doit se voir appliquer l’ensemble des normes de droit social applicables aux travailleurs salariés.
Point d'attention
Lorsque vous déterminez la nature d’une relation de travail, par exemple lorsque vous collaborez avec des travailleurs indépendants, assurez-vous que l’exécution concrète de la collaboration indépendante ne révèle pas l’existence d’un lien de subordination. Dans ce cadre, veillez à maintenir des best practices, par exemple concernant les instructions, l’horaire, les absences, les évaluations, les organigrammes, etc. S’il apparait, dans les faits, que la collaboration inclut des éléments de subordination, elle devra être requalifiée.